3.

Les Raja étaient rentrés de voyage depuis deux semaines. Hamid était allé les chercher à l’aéroport et je n’avais pas réussi à les entrevoir une seule fois. M. Fayçal avait pris soin de condamner le portillon qui séparait ma « promenade » de la cour de la piscine. Du matin au soir, je me morfondais dans ma chambre, à scruter mes ongles et à feuilleter les mêmes magazines. Hormis les petites courses que me confiait le « majordome », souvent pour son propre compte, mes employeurs m’ignoraient. M. Raja était constamment absent. Quant à Madame, je ne connaissais d’elle que sa voix acrimonieuse qui effarouchait la valetaille et provoquait une véritable débandade dans le palais.

Junior m’avait chargé de deux missions, entre-temps. La première, j’étais allé à Tizi-Ouzou porter un présent à la veuve d’un industriel. La deuxième, j’avais raccompagné une prostituée à Oran. Quatre cent trente kilomètres d’orages, de chaussées impraticables et d’embouteillages monstres. J’avais téléphoné à Junior pour lui demander la permission de passer la nuit à l’hôtel. Je serais sur pied après un bain et une bonne nuit de sommeil, « Pas question, avait-il hurlé au bout de la ligne. Je veux la bagnole demain, à la première heure. » Le temps d’ingurgiter un sandwich dans une gargote, et je repris le chemin de retour. La nuit était tombée. Il pleuvait des cordes, et les éclairs m’éblouissaient. Ces quatre cent trente kilomètres supplémentaires faillirent me coûter la vie. Je m’endormis au volant et finis dans les labours d’un champ.

– Tu le paieras de ta poche, m’avertit Hamid en voyant le pare-chocs tordu de la Mercedes. Tu n’as pas encore bouclé ton mois chez nous, il ne serait pas indiqué de signaler l’accident. À ta place, je courrais vite dénicher un excellent tôlier.

– Où est Junior ? Je croyais qu’il avait besoin de la voiture.

– Il s’est envolé pour Paris dans l’heure qui a suivi ton appel.

– Pourquoi m’a-t-il fait revenir si vite, bon sang, par un temps aussi dégueulasse ?

– Ça, mon gars, c’est pas mon rayon. Les voies du seigneur sont impénétrables.

Il m’avait fallu solliciter Dahmane pour les frais de réparation. Après cette déconvenue, je m’étais remis à fumer. Comme une brute. Sans même m’en apercevoir. Mes journées m’accablaient, mes soirées tournaient court Au Fouquet’s, malgré une ambiance bon enfant, je me rendais compte que je n’arrêtais pas de surveiller le téléphone. M. Fayçal tenait à être informé de mes déplacements. Je devais lui laisser mes coordonnées partout où je me trouvais. Souvent, il m’appelait à des heures impossibles uniquement pour vérifier que je n’étais pas soûl ou débraillé. Lorsque je rappliquais dare-dare, essoufflé, il trouvait immanquablement un reproche pour justifier ses persécutions avant de me congédier, gâchant ainsi mes rares instants de répit.

Puis arriva Sonia, la fille unique des Raja. Une créature vénéneuse, belle comme l’illusion à laquelle elle ne tarderait pas à emprunter les vices. En allant la récupérer à l’aéroport, j’étais tombé aussitôt sous son charme.

Elle paraissait si frêle au milieu de ses bagages, la tête ceinte d’un foulard de haute bohème, les jambes captives d’un collant à couper le souffle. Grande, blonde et élancée, elle évoquait une gerbe de blé saluant la splendeur de l’été. Elle m’avait gratifié d’un regard appuyé tandis que je rangeais ses paquets dans le coffre de la voiture. Contrairement aux théories de M. Fayçal, elle prit place à côté de moi et ne quitta plus mon profil du regard.

– Vous êtes le nouveau ?

– Oui, mademoiselle.

Elle parut amusée par mon « mademoiselle ». Soudain, ses yeux clairs s’assombrirent.

– C’est quoi, cette histoire de FIS ? C’est vrai que les intégristes ont des mairies, chez nous ?

– C’est vrai, mademoiselle.

– Les filles portent toutes le hijab ?

– Pas encore, mademoiselle.

– D’après vous, ils vont régner sur le pays ?

– C’est possible, mademoiselle.

– En Europe, on ne parle que de ça. Je me demande si j’ai bien fait de rentrer.

Elle se renversa contre le dossier et releva ses cheveux d’un geste dégoûté :

– J’étais très bien, à Genève… Vous connaissez ?

– Non, mademoiselle.

– Vous n’êtes jamais allé en Europe ?

– Seulement en France. Je m’y rendais à l’époque où l’on avait droit au pécule en devises.

– Vous avez de la famille, là-bas ?

– Non, mademoiselle.

Puis, croyant saisir une certaine opportunité :

– Je voulais faire du cinéma.

Elle me dévisagea pendant trois interminables secondes :

– C’est vrai, vous en avez le profil.

– Merci, mademoiselle.

Elle se tut. À mon grand chagrin. J’espérais qu’elle s’attardât sur le sujet, me dit qu’elle allait voir ce qu’elle pouvait faire pour moi, si elle avait des entrées dans le milieu, des choses de ce genre. Rien. Elle alluma la radio et se retrancha derrière un mutisme inexpugnable.

Dès le lendemain, elle me mobilisa. Je l’avais conduite à son club, au Golf, et attendue la matinée entière, dans le parking, sous un soleil de plomb. À midi, je l’avais emmenée à Bachjarah. Là encore, mes mains transpirèrent longuement sur le volant. Vers 15 heures, elle retourna au club pour s’y oublier jusqu’à la nuit tombée. Je n’avais rien avalé depuis le petit déjeuner. Je dus me contenter d’un sandwich que je ne consommai même pas en entier.

Durant sept jours et sept nuits, je n’avais pas cessé de me trémousser sur mon siège, de froisser mes paquets de cigarettes d’un geste fébrile, incapable de m’éloigner de la voiture car Sonia avait horreur de chercher après un larbin. Un soir, parce que je m’étais réfugié dans un snack, de l’autre côté de la chaussée, elle manqua de me lyncher.

– Et puis quoi encore ? hurla-t-elle pendant qu’un attroupement se formait. Monsieur veut peut-être que je lui apporte son repas au lit. Non, mais tu te prends pour qui ? Tu n’as pas le droit de quitter la voiture sans mon autorisation. J’exige de te trouver là où je t’ai laissé. Si tu n’es pas content, retourne dans ton gourbi.

– Bien, mademoiselle.

– Eh ben, grogna un badaud littéralement écœuré par le profil bas que j’affichais.

Jamais je ne m’étais senti en mesure de haïr quelqu’un à ce point. En silence, je lui ouvris la portière, la refermai derrière elle dans un clic feutré. J’eus de la peine à me frayer un passage dans la cohue indignée, puis je roulai vers les hauteurs de la ville. Je rangeai la voiture sous un caroubier, dans un endroit désert. Sonia sourcilla :

– On est où, là ?

Je me retournai vers elle. Ce qu’elle lut dans mes yeux la fit tressaillir. Calmement, je posai ma main sur son épaule et, d’un geste brusque et féroce, je l’attirai vers moi.

– Écoutez, mademoiselle. C’est vrai, je ne suis qu’un vulgaire conducteur d’automobile, c’est vrai, vous pouvez vous passer de mes services quand bon vous semblera, mais il y a une chose que vous auriez tort de perdre de vue : je suis un être humain, et j’ai de l’amour-propre. Ce n’est pas assez pour me laver des préjugés, mais je n’ai rien d’autre. Si je venais à le perdre, autant perdre la vie avec.

Elle avait dégluti lorsque je l’avais relâchée.

J’avais pensé que mes carottes étaient cuites, que mon ami Dahmane allait m’en vouloir jusqu’à la fin de ses jours. Je me trompais. Le lendemain, une femme de ménage m’apporta un petit paquet. À l’intérieur, il y avait une chaîne en or massif et un bout de papier parfumé sur lequel était écrit : Si tu me pardonnes, porte-la à ton cou… Sonia ne m’apostropherait plus, mais elle continuerait de m’exploiter avec un tel acharnement que son pendentif pèserait sur ma nuque plus lourd qu’un collier de fer.

 

M. Fayçal me convoqua, tard dans la nuit. Raide derrière son bureau victorien, il s’épongeait nerveusement dans un mouchoir. Sa pâleur et son front ruisselant me firent craindre le pire. Il commença par desserrer son nœud papillon, fronça les sourcils comme si la raison de ma présence lui échappait. Retrouvant ses facultés, il s’essuya la nuque, le menton et essaya de se concentrer :

– Madame sort, m’annonça-t-il… Je vous préviens : elle a horreur des cahots. Aussi, évitez les nids-de-poule et les chaussées abîmées. Conduisez consciencieusement. Pas d’excès de vitesse, pas d’imprudence.

Il me balança ses instructions d’une traite, avant que le souffle lui manquât. On aurait dit que son sort dépendait de mon habilité de chauffeur. De toute évidence, Mme Raja lui inspirait une terreur chimérique. À croire qu’elle le tenait pour responsable de tout incident domestique.

– Nafa, ajouta-t-il en se dépêchant dans le couloir, je ne le répéterai jamais assez : soyez sobre et attentif.

– Promis.

Mme Raja avait dû fasciner bien des prétendants, dans sa jeunesse. La finesse de ses traits conservait les vestiges d’une vraie noblesse. À cinquante-cinq ans, elle s’écroulait déjà, pareille à un monument foudroyé. Le temps l’avait rattrapée au moment où elle s’y attendait le moins. Elle ne savait plus comment négocier avec lui, désormais. Momifiée dans son sari aux reflets crépusculaires, elle trônait sur la banquette arrière, déesse finissante à l’entrée de son sarcophage. Ses yeux immenses s’accrochaient toujours aux étoiles filantes, mais son visage rongé par la maladie ne croyait plus aux miracles. Il s’amenuisait stoïquement, dans son charme d’antan, comme une vieille légende qui ne prend plus, un charme fantomatique, aigri, ramené à la raison par cette impuissance des grosses fortunes à graisser la patte à l’érosion des ans malgré le bon vouloir des liftings et des plus prestigieuses marques de cosmétiques.

Elle n’avait pas dit un traître mot depuis qu’elle était montée à bord. Pas même lorsqu’une crevasse gorgée d’eau échappa à ma vigilance. Elle avait juste remis à sa place un pan de son voile, et elle avait continué de contempler les lumières de la ville avec la tranquillité d’une enfant devant un aquarium.

Nous traversâmes un quartier résidentiel assoupi. Il était minuit passé, et pas une ombre ne remuait dans les rues. De temps à autre, Mme Raja m’indiquait le chemin, du bout des lèvres – « à droite », « à gauche », « tout droit » – jusqu’à ce qu’elle me priât de m’arrêter devant une maisonnette aux fenêtres éclairées.

– Venez avec moi.

Elle descendit sans mon aide et sonna à la porte. Une jeune femme nous ouvrit, s’effaça aussitôt en reconnaissant la visiteuse. Nous entrâmes dans un salon douillet : canapés recouverts de brocart, abat-jour en porcelaine et argenterie étincelante. Un monsieur se délassait au fond d’un sofa, la pipe à portée du réflexe. Sa calvitie luisait sous le lustre en cristal. Il sursauta d’abord en nous voyant débarquer, plus ennuyé que surpris, se leva, ramassa sa veste et sortit dans la rue, sans un mot. Mme Raja s’interdit de regarder la jeune femme. Elle se voulait digne. Elle s’était légèrement déportée sur le côté pour laisser passer l’homme, comme si ce dernier lui inspirait une sorte de répulsion.

La jeune femme s’appuya contre le mur, porta une longue cigarette à ses lèvres exsangues et souffla la fumée en direction du plafond d’un air dépité.

Le monsieur grimpa dans la voiture. Mme Raja l’y rejoignit, altière et froide, m’ordonna de les ramener à la maison. Un silence chargé de ressentiment s’installa sur la banquette arrière, si vampirisant qu’il absorba le ronronnement du moteur. Le monsieur exhala un soupir et se retourna vers la vitre. Les réverbérations des lampadaires zébraient sa figure de lueurs insaisissables. Mme Raja regardait droit devant elle, lèvres cicatrisées, yeux opaques. Je la devinais en train de lutter pour garder intacte sa dignité. Au bout de quelques kilomètres, elle flancha et son poing s’abattit sur le siège :

– Où veux-tu en venir, Salah ? haleta-t-elle. Que tu me trompes avec ton contingent de secrétaires, je comprends. Mais avec ma propre sœur…

M. Raja ne répondit pas. La figure collée à la vitre, il fixait obstinément la stèle du Maqam, en haut de la colline.

 

Cinq mois chez les Raja, et déjà mes rêves d’enfant se disloquaient au large des peines perdues. J’avais croisé des célébrités, transporté des journalistes, des industriels, des Aladin, et pas une fois leur regard ne décela cette chose que je portais en moi comme une grossesse nerveuse dans l’espoir d’accoucher d’une constellation. On ne faisait même pas attention à ma fébrilité obséquieuse, sauf pour me signaler la fragilité d’un bagage ou pour me traîner dans la boue à cause de quelques misérables minutes de retard. Mon profil ne les accrochait pas, mon sourire olympien, ma carrure parfaite n’avaient pas plus de prise sur leur arrogance qu’un lieu sacré sur un vandale. Je n’étais qu’un cocher des temps modernes, un vulgaire portefaix qui ferait mieux de ménager sa peine au lieu de s’escrimer à se familiariser avec une hiérarchie intraitable. Au fil des déceptions, j’avais capitalisé assez de sagesse pour consentir à flirter avec mon statut d’intouchable sans me bercer de faux-semblants. Voué aux sautes d’humeur de Sonia et aux frasques de son frère, je subissais leur tyrannie avec longanimité. La semaine précédente, Junior m’avait tiré de mon lit à 2 heures du matin pour me charger de lui dégotter une bouteille de whisky. Il était dans sa résidence secondaire, sa dernière conquête blottie contre lui sur le divan ; ils visionnaient une cassette pornographique en gloussant. L’ensemble des brasseries de la ville était fermé mais il n’était pas question, pour moi, de rentrer bredouille. Junior l’aurait pris comme un camouflet et ne m’aurait jamais pardonné de l’avoir « humilié » devant sa maîtresse de passage. Je me rendis à Sidi Fredj pour éviter le malentendu. Au retour, Junior et sa princesse d’une nuit étaient partis s’éclater sous d’autres cieux, et moi, ma bouteille à la main, vidé, titubant de sommeil et de rage, je me traitai de tous les noms jusque dans mon sommeil. C’est en n’osant pas rendre mon tablier que je mesurai l’inconsistance de mon amour-propre. Il ne m’avait pas fallu d’énormes moyens. Ma petite fierté m’avait laissé tomber, certainement abasourdie par l’ampleur de mes concessions. Entre claquer la porte et écraser, j’avais choisi de ramper. Simplement. Autoflagellation ?… Peut-être. Arrivé à ce stade de servilité, j’estimai que l’on a que ce que l’on mérite. Qui étais-je donc, tout compte fait ? Nafa Walid, fils d’un cheminot en retraite, c’est-à-dire d’un homme qui n’avait pas les moyens de sa propre dignité. Claquer la porte ? Pour aller où ? Retourner à Bab El-Oued renifler les caniveaux défoncés, errer à longueur de journée à travers les ruelles retorses de la Casbah, embêter les lycéennes de Soustara pour, finalement, rentrer bouder l’existence insipide au fond d’une chambre aux volets clos ?… Trop tard. Il est des ensorcèlements qu’aucun exorciste ne saurait conjurer, quand on a frémi sous leur envoûtement, on ne peut plus s’en passer. C’est ce qui m’était arrivé. Maintenant que j’avais une vue sur le paradis des autres, je m’évertuais à en croquer les périphéries, me contentant d’une miette par-ci, d’une éclaboussure par là, persuadé que l’odeur de la fortune, quand bien même elle me passerait sous le nez, valait tous les folklores des bas-quartiers.

– Voilà que tu causes au mur, me surprit Hamid.

– Je discute avec mon ange gardien.

– Je ne vois pas son cornet acoustique.

Il éclata de rire, ravi de sa réplique, décrocha ma veste pendue au portemanteau et me la balança à la figure.

« J’ai besoin de toi, mon gars.

– Demande à Fayçal.

– Pas la peine. Junior est à Sétif, Sonia à la plage et Madame est souffrante. De toutes les façons, ce ne sera pas long.

Une heure plus tard nous débouchâmes sur Dar Ez-Rahma, un hospice aux allures de mouroir. La directrice de l’établissement, un bout de femme vif, le chignon sévère et la bouche comme une incision, nous reçut dans son bureau. Elle paraissait tarabustée, et elle fusilla Hamid du regard.

– Vous devriez soigner votre amnésie, monsieur, maugréa-t-elle.

Puis, après une profonde inspiration :

– Bon, vous êtes là, et c’est mieux que rien. Suivez-moi.

Elle nous guida à travers une cour cernée de platanes. De vieilles personnes se faisandaient çà et là, les unes sur des bancs, les autres par grappes sur les marches d’un dortoir lugubre.

– Nous sommes obligés de les caser n’importe comment, se plaignit la directrice. Nous manquons de lits, de chambrées. Les subventions sont détournées et les associations caritatives sont de plus en plus réticentes. Le taux de mortalité est préoccupant cette année.

Elle revint tout à coup sur ses pas, se dirigea sur une vieille femme esseulée.

– Ne reste pas là, Mimouna. Le soleil tape dur, ce matin.

– Je viens juste de m’asseoir.

– Ne mens pas, ma chérie. Mon bureau est en face. Je te surveille depuis un bon bout de temps. S’il te plaît, rejoins les autres.

La vieille femme acquiesça, mais ne donna pas l’impression de vouloir obéir. Elle rentra la tête dans les épaules et se fit toute petite.

– C’est la plus ancienne locataire du centre, poursuivit la directrice en s’éloignant. Sa compagne est morte la semaine dernière d’une foudroyante insolation. Elle essaye de la suivre de la même façon.

Nous arrivâmes devant une octogénaire décharnée, recroquevillée à l’ombre d’un arbuste. La directrice nous salua et nous laissa seuls. Hamid posa son panier de fruits par terre, toussota dans son poing et dit d’une voix douce :

– Hajja…

La vieille femme sursauta. Ses yeux blancs s’égarèrent. Elle tendit une main incertaine que Hamid intercepta avec précaution.

– Mon enfant ?…

– C’est seulement Hamid, hajja.

Elle sourit. Son visage défiguré par les rides s’étrécit. C’était une pauvre aveugle qu’emmitouflait une robe usée, mais propre. Je ne sais pas pourquoi un sentiment de pitié et de désarroi me traversa l’âme. J’avais l’impression que l’hospice s’obscurcissait, que les arbres, subitement, nous tournaient le dos.

– Il n’est pas venu ?…

– Non, hajja.

– Ce n’est pas grave. J’espère qu’il va bien.

– Il est en bonne santé.

– Il s’implique beaucoup. C’est dans sa nature. Petit, il était le dernier à aller se coucher. C’est vrai qu’il me manque, mais je comprends. Il se tue à la tâche.

Sa voix chevrotante s’enroulait autour de l’arbuste, pareille à un suaire emporté par le vent. De nouveau, sa main chercha le visage de Hamid, le trouva, le caressa.

– Il y a quelqu’un avec toi ?

– Oui, un jeune homme très bien. Il s’appelle Nafa.

– Il a une parente ici ?

– Il m’accompagne. Il a tenu à te saluer.

– Il doit être quelqu’un de très bien, effectivement.

Je lui baisai le sommet de la tête. Elle apprécia, me prit le poignet et le garda.

– Hamid, mon garçon, les gens de nuit n’ont pas la notion du temps. Qu’ils s’assoupissent ou qu’ils veillent, ça ne change pas grand-chose pour eux. Leur cécité est exil. La seule lumière capable de les atteindre vient du cœur des autres… Est-ce que tu comprends ?

– Je comprends, hajja.

– Si je m’accroche encore à la vie, c’est juste pour retrouver l’odeur de mon enfant. Il est mon unique port d’attache, sur cette île… Non, réagit-elle aussitôt, ne l’inquiétez pas. Je vais bien.  Il  me tarde seulement d’entendre sa voix, de percevoir son souffle contre mon visage. Je n’ai plus que lui. Je me sentirais moins seule, après. J’aurais moins froid, dans ma tombe, si je partais avec la certitude qu’il va bien. Dans mon sommeil, mon ventre reçoit parfois des coups exactement comme ceux qu’il me donnait lorsque je le portais en moi. Je me réveille en sueur, et je me dis que mon enfant a mal, qu’il lui est arrivé malheur…

– Je t’assure qu’il va bien, hajja.

– Je te crois. Tu n’as aucune raison de me mentir. Mais une mère est comme un enfant, elle a besoin de toucher pour en avoir le cœur net. On a fait venir plusieurs fois le médecin à mon chevet. Il a dit que j’étais finie. Je suis déjà partie dans mon esprit, seulement ma chair refuse de suivre. Mon cœur n’est pas rassuré, tu comprends ? Une minute de son temps suffira à mon bonheur. Je m’en irai alors sans aucun regret.

Elle se retourna. Pour cacher ses larmes, Hamid l’embrassa sur l’épaule avant de se retirer à reculons. Nous regagnâmes la voiture en silence, lui renfrogné, moi tétant une cigarette récalcitrante.

– Qui est cette femme ? lui demandai-je une fois loin de l’asile.

– C’est la maman de ton employeur, cher Nafa, la mère du tout-puissant Salah Raja. Elle croupit là-dedans depuis des années, et pas une fois il n’a jugé utile de lui rendre visite. Ce n’est même pas lui qui m’envoie la voir.